Il y a plus de 60 ans, cette TR2 spéciale a battu un record du monde à Jabbeke. Andrew English découvre le secret qu’elle renferme
Un couvre-tonneau “guillotine”, des déflecteurs et des carénages de roues amélioraient l’aérodynamique de MVC 575 pour lui permettre de dépasser les 200 km/h à Jabbeke en 1953
1953 Triumph TR2 – célèbre Jabbeke TR2 restauré et conduit
Les records de vitesse modernes voient des pilotes habillés en cosmonautes viser le mur du son, mais il n’en a pas toujours été ainsi. À une époque, le record de vitesse pour une voiture de sport à moteur de série 2,0 l était détenu par cette voiture, MVC 575, une modeste Triumph TR2. En mai 1953, cette auto couleur vert géranium a battu le record de sa catégorie à 200,962 km/h sur la route de Jabbeke, en Belgique.
À l’époque, Jabbeke était pour les sportives l’équivalent actuel de la Nordschleife du Nürburgring en matière de chasse au chrono. Sur cette autoroute primitive (sans barrière pour séparer les recordmen du trafic), devant les experts du Royal Automobile Club de Belgique et des membres de la télé et de la presse, Ken Richardson, un ingénieur brillant et un courageux pilote d’essai, assis sur un coussin et recroquevillé derrière un petit déflecteur, a battu un nouveau record.
C’était quasiment deux mois avant que la production de la TR2 ne débute à Canley et les seules modifications apportées à la voiture se résumaient à un bouclier inférieur optionnel, aux carénages de roues arrière et à un couvre-tonneau en métal, potentiellement mortel. Mortel ? C’est bien l’impression 64 ans plus tard qu’il donne en prenant la place de Richardson à bord de MVC 575, si ce n’est dans un vrai siège, avec ce couvercle en métal me caressant l’arrière du cou.
Sans ceinture, avec des freins à tambour rudimentaires et l’adhérence éthérée des pneus diagonaux, il n’en faudrait pas beaucoup pour que la tête de votre correspondant ne roule sur la chaussée comme un vieux ballon de football en cuir. Cette reproduction fidèle du couvre-tonneau original de la voiture (perdu depuis longtemps) est en temps normal assortie d’un appuie-tête de sécurité pour empêcher, littéralement, au pilote de perdre la tête.
1953 Triumph TR2 – célèbre Jabbeke TR2 restauré et conduit
Cette mort par décapitation aurait pu être celle de Richardson le jour du record, comme il l’a raconté dans le magazine Triumph Over Triumph en 1998. Le tuyau du reniflard avait été modifié, ce qui n’était pas autorisé, pour passer sous le bouclier, et la dépression a créé un effet de siphon qui a aspiré l’huile du carter. La tentative de record, se souvenait-il « a presque été ruinée par ce bidouillage maladroit. Tous les soubassements de la voiture étaient
STANDARD TRIUMPH maculés d’huile… Si celle-ci avait atteint les roues arrière, j’aurais pu perdre le contrôle de la voiture, traverser le terre-plein et percuter le trafic à contresens. » Richardson accusa un ingénieur de l’équipe, qui finit par avouer, mais les mauvais souvenirs sont restés.
Ce qui est étrange, car Richardson s’entendait bien avec Sir John Black, le controversé président de Standard Triumph. Avec ses manières impulsives et sa tendance à la dépression, il n’était pas facile de travailler avec lui. Un mois plus tôt, la nouvelle Triumph TR2 venait tout juste d’être annoncée quand Black a eu vent des 193 km/h atteints par Sheila Van Damm sur un mile à Jabbeke, au volant d’une Sunbeam-Talbot Alpine 2,0 l. Inquiet que cela puisse affecter le lancement, Sir John demanda à Richardson d’organiser une tentative de record.
Quelques jours plus tard, Black convoqua Richardson pour lui annoncer que la route de Jabbeke avait été réservée pour le 20 mai. Celui-ci était sidéré, il pensait que les risques de problèmes mécaniques ou d’une mauvaise météo signifiaient qu’une fenêtre de deux jours était le minimum pour une tentative de record. Black ne voulait rien entendre : « Tout est organisé, il faudra faire avec » . Richardson témoignait : « Quand Sir Jack disait de faire avec, vous faisiez avec. »
Richardson et sa petite équipe ont organisé des essais sur la route de Bicester, près d’Oxford. Là encore, le désastre n’était pas loin : « Ces routes verglacées étaient sacrément dange reuses, se souvenait-il. Une plaque de glace m’a fait déraper dans la ligne droite, ça a été un moment pour le moins déli cat » .
Ça aurait pu être bien pire… Glen Hewett, le patron de Protek, un spécialiste anglais des Triumph, raconte qu’ils « voulaient laisser la presse conduire la voiture après le record, mais ils n’ont pas pu parce que le moteur cliquetait à tout va et qu’il y avait de l’huile sur tout l’arrière de la carrosserie et même sur les pneus. » C’est Hewett qui a retrouvé MVC 575 et l’a rachetée en novembre 2015, puis l’a soigneusement restaurée durant les 18 mois suivants.
1953 Triumph TR2 – célèbre Jabbeke TR2 restauré et conduit
Vous pouvez comprendre l’importance de ce record en visionnant le film commandité par Standard Triumph (cherchez “MVC 575 Jabbeke” dans Youtube). La vidéo aux couleurs passées montre Sir John Black, un trilby sur la tête et couvert d’un pardessus.
« C’était suffisamment important pour faire venir une équipe de tournage, indique Hewett, et c’était encore plus important puisque le patron avait fait le dé placement. » Comme le montre le film, il n’y avait pas que Black, mais toute la crème de la presse européenne, comme Paul Frère, entre autres.
Mais ce n’est que la moitié de l’histoire de cette voiture extraordinaire. Comme bien des prototypes, MVC a été utilisée par le département d’essais de l’usine (elle a été la voiture personnelle de Richardson pendant un moment) avant d’avoir été vendue, en octobre 1956, à un certain John Hedger.
Hewett a l’original de la facture de sa revente à 650 livres à un garage de Londres où elle fut échangée en partie contre un Ford Popular. Deux propriétaires plus tard, elle fut finalement démontée en 1976 dans l’intention d’être restaurée. Et elle est restée dans cet état, répartie entre plusieurs garages, quand Hewett l’a retrouvée et a persuadé son propriétaire de la lui vendre.
La direction est directe, l’échappement émet une sonorité qui rappelle les temps jadis, et mettre les pleins gaz demande des pieds délicats
JE PENSE À TOUT CELA et à la valeur actuelle de la voiture (plus de 300 000 euros) alors que je monte à bord, ce qui est difficile. Il faut enjamber la portière, se tenir droit sur le siège, les deux mains sur le couvre-tonneau en métal, puis glisser ses jambes sous le grand volant avant de disparaître dans un “pouf” comme l’assistant d’un magicien dans l’habitacle, seule la tête dépassant. L’intérieur est bleu (Hewett est persuadé que c’était la couleur d’origine de MVC 575) et est pratiquement identique à celui d’un modèle de série.
Richardson notait qu’en étant assis sur le plancher, la voiture « n’était pas particulièrement confortable » , les sièges TR d’époque sont moelleux comme des fauteuils de salon et n’offrent aucun maintien latéral. La planche de bord bleue semble tout droit sortie de la brochure publicitaire avec, isolé sur la gauche, un bouton d’overdrive qui fonctionne sur tous les rapports, sauf le premier. Un peu de starter, une pression sur le démarreur et le vieux moteur Standard/Vanguard s’éveille.
Ce 4 cylindres en fonte à culbuteurs (aussi utilisé sur les tracteurs Ferguson) a toujours une sonorité profonde et MVC 575 ne fait pas exception. Hewett s’est assuré qu’il était bien équilibré, alors il suffit d’engager doucement la première avec le levier imprécis et de libérer le léger embrayage. Les petits carburateurs SU et le profil des cames permettent d’attaquer dès les 1 500 tr/min et il se montre assez vif sans avoir besoin de monter plus haut que 4 000 tr/min.
Tant de TR ont été modifiées pour être plus pratiques, plus sûres et plus fiables, et c’est dommage : MCV 575 est un régal à conduire. Elle flotte sur ses pneus Excelsior, la direction à vis et embout est directe, l’échappement émet une sonorité qui rappelle les temps jadis, et mettre les pleins gaz demande des pieds délicats. MVC 575 se comporte comme une TR originelle bien entretenue et, les déflecteurs étant disponibles en option jusque sur les dernières TR3A, même le souffle du vent est familier.
Seule l’impossibilité de se maintenir en place en passant le coude par-dessus la découpe de la portière indique que cette TR n’est pas comme les autres. Ce qui n’est pas un problème tant qu’on ne veut pas aller trop vite. Dans le cas contraire, c’est une autre paire de manches…
1953 Triumph TR2 – célèbre Jabbeke TR2 restauré et conduit
Il faut douloureusement tordre le pied pour mettre les pleins gaz et les rapports s’enchaînent proprement même si les synchros sont rétifs. L’amortissement n’est pas mauvais et les ressorts sont suffisamment rigides pour résister à trop de roulis, mais les hauts pneus s’écrasent dans les virages, ce qui donne une impression de déconnexion dans la direction.
Le pneu avant extérieur couine de protestation à la première tentative de passer un virage rapidement et il faut prévoir d’anticiper les gros freinages par un premier appui sur la pédale pour synchroniser les tambours. Rien de cela n’a à voir avec la préparation pour les records : toutes les TR2 sont comme ça.
Et ajoutez à cela ce couvre-tonneau en métal qui vous caresse la nuque… « Richardson était un homme courageux » , indique Bill Piggott, historien reconnu de Triumph, et auteur de plus de 15 livres. « Il faut se rappeler qu’il a été pilote d’essai BRM et qu’il a conduit leur difficile V16 sur circuit et sur la route entre les ateliers et la piste d’essais. »
1953 Triumph TR2 – célèbre Jabbeke TR2 restauré et conduit
Mais le rôle de Richardson ne se limitait pas à battre un record de vitesse. Il était impliqué dans l’histoire des TR bien plus tôt que cela, ce qui nous amène à une autre partie remarquable de l’histoire de cette voiture. Il ne reste que peu de traces des débuts des voitures de sport Triumph qui donneront naissance à la lignée TR, de la TR2 à la TR7 en passant par la GT6 et la Stag.
N’ont survécu guère plus qu’une poignée des voitures de rallye d’usine plus ou moins d’origine et quelques TR2 initiales à longues portes, donc cette TR2 de préproduction a une importance immense. Plus que ne vous pouvez l’imaginer. Ce n’était pas la première tentative de Black de concurrencer MG et Sunbeam sur le marché lucratif des voitures de sport. La première Triumph d’après-guerre était la Two Litre, qui était lente, lourde et démodée (l’une des dernières voitures à avoir un siège de coffre).
Puis sont apparus les prototypes 20 TS (appelés ensuite, de façon erronée, TR1). La plupart des historiens s’accordent à dire qu’il y en avait au moins deux. Ces sportives trapues avaient un châssis horriblement flexible et de paresseux moteurs Vanguard. Après les avoir essayées, la presse les a unanimement condamnées. C’est là que Richardson, débauché de BRM, entre en jeu. Il est connu pour les avoir décrites, après un premier essai comme « foutrement horribles »
Passeport Triumph TR2 1953
Moteur 4 cylindres 1 991 cm3, 1 ACT, 2 carburateurs SU H4
Puissance 90 ch à 4 800 tr/min
Couple 158 Nm à 3 000 tr/min
Transmission manuelle à 4 rapports avec overdrive, propulsion Direction vis et embout
Suspension AV doubles triangles, ressorts hélicoïdaux, amortisseurs télescopiques AR pont rigide, ressorts à lame semi-elliptiques, amortisseurs à leviers
Freins tambours Poids 955 kg
Performances vitesse maxi 200 km/h –0 à 100 km/h env. 12”
Richardson est resté sur le projet, qui a été renvoyé sur la table à dessin. Harry Webster a amélioré le châssis, Lewis Dawtrey a sorti 90 ch du moteur à chemises humides, Walter Belgrove a redessiné la carrosserie avec une queue allongée et un coffre plus pratique, et Richardson s’occupait des essais. La TR2 qui en résulta fut dévoilée en mars 1953, au Salon de Genève.
Mais que sont devenues les deux 20 TS ? Les choses allaient trop vite à l’époque chez Standard Triumph pour garder des registres précis et l’argent manquait. « Ils ne les auraient pas jetées, indique Hewett, ils n’en avaient pas les moyens. » Alors, quand Richardson demanda une TR de préproduction pour sa tentative de record, d’où provenait la voiture ? La réponse est apparue à Hewett lorsqu’il découvrit les secrets gardés sous la carrosserie sur mesure de MVC 575 à l’adorable logo de capot spécifique.
Des pièces rivetées, des panneaux spéciaux et des détails finis à la main, comme un couvercle pour l’étrange bras de suspension arrière unique de la 20 TS l’ont persuadé que MVC avait été assemblée à partir d’une des deux 20 TS. Piggott en est également convaincu et il pense que la voiture de Hewett est en fait le second des deux prototypes de TS à avoir été convertis en prototypes de TR2, le premier
étant MWK 950, qui utilisa la seconde 20 TS, incomplète, comme base.
«Cet autre prototype a également survécu et nous savons qu’il a été le premier à avoir été converti, puisque son carnet de bord l’indique comme immatriculé en janvier 1953, deux mois avant MVC 575. » « Quand j’en ai parlé à Ken Richardson, il ne se rappelait pas laquelle était exposée à Genève, mais c’était bien MVC 575, qui était également la voiture qui fut modifiée avec un kit aérodynamique pour le record. Il y a également un troi sième prototype de TR2, ORW 666, mais cette voiture à conduite à droite n’était pas basée sur une 20 TS et per sonne ne sait ce qu’elle est devenue. »
« Eh oui, MVC 575 est une voiture importante. Elle a prouvé qu’une sportive de série à moteur 2,0 l pouvait rouler vite. Jusqu’alors, il n’y avait pas tant de voitures qui pouvaient rouler à 200 km/h. Cela a donné une cré dibilité au projet de sportives Triumph. » Il n’est pas le seul à le penser, Tom Purves, le président du RAC Club et ancien responsable de BMW Angleterre et de Rolls-Royce, l’a qualifiée de « plus importante Triumph jamais assemblée » .
Il est intéressant de se souvenir que BMW possède le nom Triumph, qu’il a acquis avec Rover en 1994. Certains pensent en effet que BMW pourrait un jour déterrer la marque Triumph. Peut-être que MVC 575 pourrait les inspirer ? Qui sait… Mais quoi que cette idée puisse engendrer, espérons qu’elle ne soit pas une guillotine à 4 roues, comme cet extraordinairement important prototype de records.